Voici pour notre deuxième quinzaine un texte tiré du livre « Fuir sa sécurité » de Richard Bach. Richard Bach, vous le connaissez probablement pour son premier livre « Jonathan Livingstone le Goéland » qu’on offre souvent en package aux enfants avec le petit Prince. Bien sûr, Richard Bach (qui est aussi l’arrière-arrière,etc-petit-fils de Jean-Sébastien) ne s’est pas arrêté là. Je citerais dans ses œuvres, outre « fuir sa sécurité », « le messie récalcitrant » que j’aime beaucoup, qui nous relate la rencontre entre Richard et un messie moderne, qui a préféré mettre la clé sous la porte et laisser tomber le job de messie…Vous l’aurez compris, dans chaque livre, R.Bach écrit sous forme d’un roman sa rencontre avec un de ses maîtres spirituels ; dans celui-ci, le maître en question est un peu particulier. C’est le même Richard, mais à 9 ans, bourré d’interrogations sur le monde et la façon de mener sa vie. Richard rencontre donc Dickie et tente de lui enseigner ce qu’il a compris du monde. Bien sûr, tel est pris qui croyait prendre….
Donc pour vous résumer ce qui s’est passé avant ce passage, Richard a emmené Dickie en ballade en avion et Dickie lui demande donc ce qu’il a appris de plus important et qu’il ne faut jamais oublier. Richard lui propose donc de concevoir la vie comme un jeu.
(PS : Bobby, qui arrive un peu plus loin, et le frère ainé de Richard, qui est décédé à 11 ans, alors que Richard en avait 9). « Supposons que nous sommes ici dans le but de nous adonner à un sport qui consiste à apprendre à faire des choix qui auront pour nous des conséquences à long terme. Un sport rude, Dickie, un jeu difficile à gagner. Mais si vivre est un jeu, dis-moi ce qu’il y a de vrai dans la vie. »
Il a tenté une réponse. « Elle a des règles ?
- Oui », ai-je dit. « Quelles règles ?
- Il faut être présent…
- C’est absolument essentiel. Il faut être présent, prêt à jouer, sur la bonne longueur d’onde. »
Il a froncé les sourcils. « Pardon ?
- Si notre conscience n’est pas sur la bonne longueur d’onde, capitaine, nous ne pouvons pas jouer sur terre. Une expression omnisciente de la Vie parfaite se doit de rejeter toute omniscience et faire appel à seulement cinq sens. Nous devons ensuite accepter de limiter ces cinq sens, de ne percevoir que certaines fréquences et aucune autre.
- D’accord », a-t-il concédé. « Et le jeu se déroule sur un terrain. Un échiquier ou un champ ou un court.
- Oui ! Et ensuite ?
- Il y a des joueurs. Ou des équipes.
- Oui. Sans nous, pas de jeu », ai-je dit. « Quelles sont les autres règles ?
- Un début. Un milieu. Une fin.
- Oui. Et ensuite ?
- C’est tout.
- Tu oublies une règle importante », ai-je dit. « Les rôles. Dans chaque jeu que nous posons, nous nous glissons dans un rôle, une identité que nous empruntons pour l’occasion. Nous décidons que nous sommes le sauveur, la victime, le leader-qui-connaît-toutes-les-réponses, le disciple-aveugle, que nous sommes brillant, brave, honorable, astucieux, ennuyeux, impuissant, survivant, diabolique, décontracté, piteux, sérieux, insouciant, le sel de la terre, marionnettiste, comique, héroïque…nous choisissons notre rôle par caprice et au hasard, et nous pouvons en changer quand nous en avons envie.
- Quel est ton rôle ? » a-t-il demandé. « En ce moment précis ? »
J’ai ri. « En ce moment précis j’incarne le « gars-plutôt-gentil-venu-de-ton-avenir-avec-quelques-idées-géniales-destinées-à-faire-réfléchir-l’enfant-que-tu-es ». Quel est le tien ?
- Je joue à être « le-garçon-venu-de-t-on-passé-qui-a-besoin-de-savoir-comment-fonctionne-l’univers ». » Il m’a regardé d’une étrange façon en prononçant ces mots, comme s’il avait laissé tomber son masque, comme si à travers son rôle il avait aperçu la vérité. J’étais trop absorbé par mon propre jeu, cependant, trop emporté par le plaisir que me procurait cette leçon pour le remarquer.
« Bien », ai-je dit. « Maintenant, retire-toi du jeu, mais continue à m’en parler. »
Il a souri et puis il a froncé les sourcils. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
J’ai incliné l’avion sur la droite, braquant vers le sol, à cinq kilomètres en contrebas. « Que sais-tu des jeux que l’on voit de cette altitude ? »
Il a regardé en bas. « Oh ! », a-t-il dit. « Il y en a beaucoup qui se déroulent en même temps. Différentes salles, différents courts, différents champs, différentes villes, différents pays…
- … différentes planètes, galaxies et univers », ai-je dit. « Oui ! Et ensuite ?
- Différentes époques ! » a-t-il dit. « Les joueurs peuvent jouer partie après partie après partie, jouer Nous pouvons jouer dans différentes équipes, jouer pour le plaisir ou jouer pour gagner notre vie, jouer contre un adversaire peu coriace ou affronter quelqu’un d’invincible…
- Tu aimes jouer lorsque tu sais que tu ne peux pas perdre, n’est-ce pas ? S’il n’y avait pas de risques, si tu étais certain de ne jamais perdre, si tu connaissais le résultat final à l’avance, le jeu serait-il toujours aussi amusant ?
- Le plaisir, c’est de ne rien savoir à l’avance. » Il s’est brusquement tourné vers moi. « Bobby connaissait le résultat final.
- Est-ce que la vie de Bobby a été une tragédie parce qu’il est mort à un si jeune âge ?
Il a de nouveau regardé en bas à travers la vitre. « Ouais. Il ne saura jamais ce qu’il aurait pu être. Ni qui je serai.
- Suppose que la vie soit un jeu. Bobby penserait-il alors que sa vie a été une tragédie ?
- Propose-moi une expérience de la pensée. »
Cette requête m’a fait sourire. « Toi et Bobby jouez aux échecs dans une maison magnifique et immense. Au milieu de la partie, ton frère entrevoit la façon dont la partie va se terminer, il n’arrive pas à imaginer la moindre manière de s’en tirer, il déclare forfait et il part explorer la maison. Pense-t-il que ce qui vient de se produire est une tragédie ?
- Ce n’est pas amusant quand on connaît la fin, et il avait envie de voir les autres pièces. Pour lui, ce n’est pas une tragédie.
- Est-ce une tragédie pour toi, quand il abandonne la partie ?
- Je ne pleure pas lorsque quelqu’un quitte la pièce.
- Maintenant, reviens à l’échiquier. Mais au lieu d’être un joueur, tu es le jeu. Les pièces du jeu d’échecs s’appellent Dickie, Bobby, et maman et papa, et au lieu d’être en bois elles sont faites de chair et de sang, et elles se connaissent les unes les autres depuis toujours. Au lieu des cases, il y a des maisons, des écoles, des rues et des magasins. Et à un certain moment de la partie, la pièce appelée « Bobby » est prise. Il disparaît, il quitte complètement l’échiquier. Est-ce que c’est une tragédie ?
- Oui ! Il ne se trouve pas dans une autre pièce, il a disparu ! Personne ne peut le remplacer et il faudra que je continue d’avancer sans lui pendant le reste de ma vie.
- Donc plus nous sommes près du jeu », ai-je dit, « plus nous sommes absorbés par lui, plus une perte nous apparaît comme une tragédie. Mais la perte est tragédie pour les joueurs seulement, Dickie, seulement lorsque nous oublions que c’est aux échecs que nous jouons, lorsque nous oublions pourquoi nous jouons, lorsque nous pensons que notre échiquier est le seul qui existe. »
Il m’a regardé avec attention.
« Plus nous oublions que c’est un jeu, et qu nous sommes les joueurs, plus vivre devient absurde. Mais la vie sur terre est exactement comme le base-ball et l’escrime… dès que la partie est terminée, nous nous rappelons… oh ! , je joue parce que j’adore ce sport !
- Lorsque j’oublie », a-t-il dit, « tout ce que j’ai à faire c’est de survoler à nouveau l’échiquier et d’y jeter un coup d’œil ? »
J’ai hoché la tête. « C’est l’altitude qui me l’a enseigné. Perché très haut et regardant un grand nombre d’échiquiers là en bas partout dans le monde.
- Quelqu’un meurt et tu n’es pas triste ?
- Je ne le suis pas, pas pour eux », ai-je dit, « Et pas pour moi, plus maintenant. Le chagrin est un plongeon dans l’attendrissement sur soi-même, et chaque fois que j’ai eu du chagrin, je n’en suis pas sorti guéri mais transi et trempé. Je ne pouvais pas m’obliger à croire que la mort dans l’espace-temps est plus réelle que la vie dans l’espace-temps, et après un certain temps j’ai cessé d’essayer.
La majorité des gens disent que le deuil est important, Dickie, que le chagrin est plus sain que le jus de carottes ou que l’air de la forêt. Je suis trop naïf pour les suivre. Lorsque nous comprenons la mort, le chagrin n’est pas plus nécessaire que la peur lorsque nous comprenons les principes du vol. même le chagrin doit avoir un sens, et puisqu’il en a un, pourquoi pleurer ? Si je n’avais jamais qu’une seule chose à te dire à propos de la vie, c’est de ne jamais oublier que c’est un jeu. »